Quand les lumières s’éteignent, dans la station Beebe, on entend le métal gémir.
Étendue sur sa couchette, Lenie Clarke tend l’oreille. Au-dessus de sa tête, de l’autre côté des câbles, des tuyaux et du revêtement aussi fragile qu’une coquille d’œuf, trois kilomètres d’océan noir tentent de l’écraser. Elle sent le rift sous elle, en train d’éventrer le fond marin avec assez de force pour déplacer un continent. Allongée dans ce refuge fragile, elle entend la carapace de Beebe bouger de quelques microns, entend ses soudures produire un grincement presque imperceptible pour une ouïe humaine. Dieu est un sadique sur la dorsale de Juan de Fuca, et Son nom est Lois de la Physique.
Comment m’ont-ils convaincue de faire ça ? se demande-t-elle. Pourquoi suis-je descendue ici ? Mais elle connaît déjà la réponse.
Elle entend Ballard se déplacer dans la coursive. Elle envie Ballard, qui ne merde jamais, qui paraît contrôler sa vie en permanence. Qui semble presque heureuse, au fond de l’océan.
Clarke quitte sa couchette, cherche un interrupteur à tâtons. Une lumière maussade inonde sa minuscule cabine. Tuyaux et trappes d’accès se bousculent sur la paroi près d’elle : à trois mille mètres de profondeur, l’esthétique passe loin derrière la fonctionnalité. Elle se tourne et aperçoit un amphibien d’un noir luisant dans le miroir de la cloison.
Cela lui arrive encore de temps en temps. Elle parvient quelquefois à oublier ce qu'ils lui ont fait.
Sans un effort conscient, elle ne sent pas les machines tapies à l'endroit qu'occupait son poumon gauche. Elle s'est tellement habituée à la douleur chronique dans sa poitrine, à la subtile inertie du plastique et du métal quand elle se déplace, qu'elle ne se rend presque plus compte de leur présence. Elle parvient encore à se rappeler ce que cela faisait d'être totalement humaine ...

Extrait de Starfish, de Peter Watts.

Il faisait nuit et l’océan était agité. J’avais promis de ne jamais le faire seul. Mais cet interdit s’était évaporé à l’instant où Lara avait lancé sa bombe. Tout ce que je pouvais encore faire était de prendre ma planche et ma combinaison, et de me diriger vers la plage. Parce que c’était tout ce que j’étais. Tout ce que j’avais. Les vagues ne m’avaient jamais menti, jamais trahi. L’eau avait été comme une mère, tantôt câline, tantôt brutale. Mais toujours juste, toujours loyale. Et toujours là.
Je laissai mes vêtements sur le sable et enfilai mon habit en lycra aussi vite que je le pus, le visage renversé vers les étoiles. Elles brillaient sous les nuages et chaque scintillement se reflétait dans mes yeux. Ma planche sous le bras, je marchai sur le sable, vers le ressac, m’immergeant un pas après l’autre. Je me jetai dans l’eau froide à l’instant où la première larme s’échappa. Je plongeai sous la surface, noyant mes sanglots en nageant vers le large.
Peut-être trop loin.
Devenant un simple point obscur sur une immensité que la nuit rendait si sombre.
En dessous, un nouveau monde.
Au-dessus, des cieux qui oubliaient parfois de se faire cléments.
Dans mon cœur, une ancienne douleur avec laquelle j’avais cru être en paix. Aujourd’hui, une autre venait s’y ajouter et je n’étais pas certain de la supporter. Ma mère. Aidan. Ce n’était pourtant pas grand-chose. Vivre sans mère ? Je n’étais pas le premier à le faire. Tomber amoureux ? Ça arrivait tous les jours, à chaque coin de rue.
J’avais toujours été persuadé que les gens ne savaient pas être heureux. Et que c’était la raison pour laquelle ils se complaisaient dans le malheur. Que ce n’était qu’une question de choix. Aller de l’avant ? Ou décider de stagner en attendant que ça passe ? Prendre la première vague ? Ou patienter en espérant qu’une plus belle viendrait ? Sans savoir ce que l’océan comptait nous offrir.
Je prenais toujours la première, je suivais le mouvement, je m’adaptais aux remous, à la houle. Roller. Et puis deep-inside. Rider au-dessous d’un rideau d’eau, la main frôlant sa surface, sous un ciel lunaire, éclairé par ses rayons.
Seul au monde.
Sans mère. Sans sœur.
S’épuiser, oublier, ne plus penser à rien d’autre qu’à cette danse. Qu’à ce moment. Celui où vous entrez dans le cœur de la vague. Le curl. Et que vous goûtiez à toute sa puissance.
Compter chaque pulsation – un, deux, trois, quatre, cinq, six – reprendre son souffle.
Voilà, maintenant je pouvais respirer.
Maintenant je pouvais être moi.
Seulement Lill.
Lill Monroe.
Et ce serait suffisant.

Extrait de La déferlante de Lily Haime