Introduction : Cela se passe en Argentine. Le personnage dont il est ici question, Johannes Dahlmann , se blesse gravement à la tête. Emmené dans une clinique, il reste alité de nombreux jours, entre la vie et la mort, à subir des traitement douloureux. Puis son état s’améliore, et il décide, le jour même de sa sortie de l’hôpital, de prendre un train en direction du Sud…
De son coin, le vieux gaucho extatique, en qui Dahlmann voyait un symbole du Sud (de ce Sud, qui était le sien), lui lança un poignard, la lame nue, qui vint tomber à ses pieds. C’était comme si le Sud avait décidé que Dahlmann accepterait le duel. Dahlmann se baissa pour ramasser le poignard et comprit deux choses : la première, que, par cet acte presque instinctif, il s’engageait à combattre ; la seconde, que l’arme dans sa main maladroite ne servirait pas à le défendre, mais à justifier qu’on le tue. Il lui était arrivé, comme à tout le monde, de jouer avec un poignard, mais sa science de l’escrime se bornait au fait qu’il savait que les coups devaient être portés de bas en haut, et le tranchant vers l’extérieur. A la clinique, on n’aurait pas permis que de pareilles choses n’arrivent, pensa-t-il.
– Sortons, dit l’autre.
Il sortirent ; et si, en Dahlmann, il n’y avait pas d’espoir, il n’y avait pas non plus de peur. Il sentit, en passant le seuil, que mourir dans un duel au couteau, à ciel ouvert et en attaquant de son côté son adversaire, aurait été une libération pour lui, une félicité et une fête, la première nuit dans la clinique, quand on lui enfonça l’aiguille. Il sentit que si, alors, il eût pu choisir ou rêver sa mort, celle-ci était la mort qu’il aurait choisie ou rêvée.
Dahlmann empoigne avec fermeté le couteau qu’il ne saura sans doute pas manier et sort dans la plaine.
Jorge Luis Borges, Fictions (Le Sud) 1953